Il y a 500 ans, le Christ mort dans le tombeau a été créé par Hans Holbein le Jeune, probablement à la demande de Bonifacius Amerbach. Comment le savons-nous ? Grâce à l'inscription peinte enn trompe-l'œil imitant une gravure sur pierre sur le mur latéral aux pieds du Sauveur : « - M - D - XXI / - H - H - », c’est-à-dire 1521, suivie des initiales du peintre.
Mais précisément, cet élément qui semble ciselé dans la pierre pose une énigme : la réflectographie infrarouge et les radiographies du tableau montrent que la date en chiffres romains était à l'origine 1522. Holbein a repeint sur le dernier «I» avec le même pigment qu'il a utilisé pour le reste de la surface, c'est-à-dire lorsque que l'œuvre était encore en cours de réalisation. Pour une raison que nous ignorons, cette antidatation s'est avérée nécessaire – sans doute moins pour l'artiste que pour le commanditaire. Le projet a donc dû commencer en 1521 et s’achever l'année suivante.
De plus, l'antidatation est apparemment la dernière étape d'un important remaniement de la peinture presque achevée, également reconnaissable à la radiographie : à l'origine, la niche enfermait le cadavre de manière plus étroite avec une voûte en quart de cercle qui s'appuyait sur le mur latéral . Dans ce premier état, Holbein avait déjà daté le tableauaux pieds du Christ mort : « D[à moitié recouvert] XXI ». Ce n'est qu'avec l'extension de la niche en un parallélépipède que le peintre a effacé cette première désignation et placé en haut non seulement l'année complète à cinq chiffres, mais aussi une forme plus étendue de son monogramme.
Cette peinture, peut-être la plus inhabituelle des œuvres religieuses de l’art ancien, n’est pas difficile à comprendre que pour nous ; même les spectateurs contemporains ont dû être confrontés à des caractéristiques presque uniques : par exemple, l'absence totale de figures bibliques vivantes (ce qu’on remarque déjà dans une deuxième version de la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna à la Brera de Milan) et la position du cadavre strictement parallèle au plan du panneau (qu’on retrouve également dans des tableaux italiens représentant l'onction du corps sur le sarcophage). Mais un trait n’a pas de précédents du tout : La représentation du tombeau du Christ sous la forme d'une niche dans le mur n’existe ni dans la tradition picturale de l'Église occidentale ni dans celle de l'Église orientale.
À cette époque, aucun artiste ne pouvait prendre la responsabilité d’un écart aussi radical par rapport à la tradition sans l'approbation de son mécène : Amerbach et son ami Érasme de Rotterdam ont sans doute discuté ensemble de l'apparence exacte du tombeau du Christ. Déjà, les pèlerins de l'époque doutaient, à juste titre, de l'authenticité de l'édicule dit du Saint-Sépulcre dans l'église du même nom à Jérusalem. Érasme s'était rendu à Rome et à Naples et aurait pu y voir des catacombes antiques et paléochrétiennes avec des tombes murales correspondant à celles du tableau d'Holbein. Le sujet occupait Amerbach précisément à ce moment : le 16 décembre 1521, il emprunta à la bibliothèque de la Chartreuse de Bâle un célèbre ouvrage décrivant la Terre Sainte et ses monuments, la « Peregrinatio in terram sanctam » de Bernhard von Breydenbach, publiée en 1486. Le livre qu'il tenait dans ses mains lorsque le Christ mort était placé sur le chevalet de Holbein est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque universitaire de Bâle.
Il est fort probable que le sujet inédit du corps du Christ présenté parallèlement au plan du panneau dans la niche du mur de la grotte funéraire de Jérusalem est dû aux instructions de Bonifacius Amerbach en collaboration avec Érasme de Rotterdam. La question de savoir si la représentation réaliste du corps d'un homme qui vient d’être mis à mort est due davantage aux exigences du commanditaire ou à celles du peintre ne sera jamais éclaircie en détail. Après tout, d'après ce que nous savons, les trois personnes concernées étaient des amis qui, à notre grand regret, n'ont rien laissé par écrit puisqu'ils ont pu régler les choses oralement.
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) est né à Moscou il y a 200 ans, la même année que Gustave Flaubert et Charles Baudelaire. Avec ces derniers, il compte parmi les écrivains les plus importants du XIXe siècle.
Une visite en 1867 au Kunstmuseum de Bâle le met en relation en particulier avec le Christ mort de Holbein. Sa seconde épouse Anna Grigorievna Dostoïevskaïa rapporte dans ses mémoires :
« Sur la route de Genève, nous nous arrêtâmes un jour à Bâle pour visiter le musée où se trouve un tableau dont on avait parlé à mon mari. C’est une toile de Holbein, où l’on voit le Christ, qui vient de supporter un martyre inhumain, déjà détaché de la croix et abandonné à la décomposition. Le spectacle de ce visage tuméfié, couvert de blessures sanguinolentes est effrayant ; aussi, trop faible pour regarder plus longtemps, dans la situation où je me trouvais alors, je m'en allai dans une autre salle. Mais mon mari semblait anéanti. […] Quand je revins au bout de vingt minutes, il était encore là, à la même place, enchaîné. Son visage ému portait cette expression de frayeur que j'avais déjà remarquée très souvent au début des crises d’épilepsie. Je le pris doucement par le bras, l’emmenai de la salle et le fis asseoir sur un banc, attendant d'une minute à l’autre la crise qui, par bonheur, n'eut pas lieu. Il se calma peu à peu, mais en sortant du musée il insista pour revoir une fois encore le tableau. »
Encore sous le choc d’étranges moments lors de cette visite, elle avait noté dans son journal le 24 (correspondant au 12 du calendrier julien) août 1867 :
« La dame nous a invités à entrer et nous a montré les peintures de Holbein le Jeune. Dans tout le musée, il n'y a que deux tableaux de valeur, et c'est Le Sauveur mort, une œuvre merveilleuse qui m'a positivement terrifié, et qui a fait une telle impression sur Fedya [diminutif de Fyodor] qu'il a déclaré que Holbein était un excellent artiste et poète. Habituellement, Jésus-Christ est représenté après la mort avec un visage déformé et souffrant, tandis que le corps n'a pas du tout l'air martyrisé et tourmenté ; mais c'est ce qu'il devait être en réalité. Ici, cependant, le corps est décharné, les côtes et les os sont visibles, les mains et les pieds sont déchirés par les blessures, gonflés et bleus, comme dans un cadavre déjà en voie de décomposition. Le visage aussi est terriblement torturé, les yeux sont à moitié ouverts, mais sans expression et déjà sans vision possible. Le nez, la bouche et le menton sont bleus ; l'ensemble ressemble si étrangement à un vrai cadavre que je n'aimerais pas être seule dans une pièce avec ce tableau. J'admets qu'elle est fidèle à la nature, mais je ne la trouve pas du tout esthétique, et elle n'a suscité en moi que dégoût et horreur. Fedya, cependant, en était enchanté et, désireux de le voir de plus près, il est monté sur une chaise, si bien que j'ai craint qu'il ne doive payer une amende, car ici on doit toujours payer des amendes. Le deuxième tableau qui mérite d'être vu, qui appartenait autrefois à une galerie privée, est "Vue sur la mer" de Calame. C'est un tableau magnifique, comme je n'en ai jamais vu. »
À l'époque, Dostoïevski préparait son troisième grand roman, L'Idiot, qu'il a ensuite mis par écrit à Genève, Vevey, Milan et Florence (il sera publié sous forme de roman-feuilleton en 1868-1869). La visite du musée de Bâle y a laissé des traces à cinq endroits, et trois tableaux du Kunstmuseum sont évoqués : la Décapitation de saint Jean-Baptiste de Hans Fries, le Christ mort de Hans Holbein le Jeune en trois passages séparés, et la Madone de Dresde, alors encore considérée comme une œuvre de Holbein. Les Dostoïevski avaient certes vu l'original à Dresde quelques mois auparavant ; mais la copie de Julius Grüder, alors récemment entrée au Musée de Bâle, a peut-être ramené cette rencontre à leur esprit.
Le Christ mort de Hans Holbein le Jeune est mentionné à trois reprises dans « L'Idiot » (voir les extraits sur le mur) : cette peinture – ou, plus précisément, une copie de mêmes dimensions – fait tout d'abord l'objet d'un bref dialogue entre le prince Mychkine et Rogojine, une scène à laquelle le prince repense peu après sur sa route vers Saint-Pétersbourg. Le tableau est accroché parmi d'autres œuvres dans l'appartement de Rogojine. Plusieurs centaines de pages plus tard, Hippolyte Terentyev, qui a 18 ans et est victime de la tuberculose en phase terminale, dédie une longue paraphrase à la copie de Rogojine dans sa « Explication indispensable » (voir la page ouverte du livre), un testament intellectuel qu'il lit à voix haute dans l'intention de se suicider ensuite.
Lorsque Dostoïevski mentionne ici des œuvres d'art, il ne se soucie pas du tout de les décrire correctement. Il les utilise plutôt pour révéler les attitudes et les points de vue de ses personnages dans leurs réflexions sur le sujet et le style. Le premier et le dernier passage consacrés au Christ mort sont donc très différents : le premier est formulé de manière succincte, le dernier est extrêmement prolixe. Dans le premier, le prince authentifie le tableau au premier coup d'œil comme une excellente copie d'après Holbein ; dans le dernier, Hippolyte juge la même œuvre tout aussi rapidement d’une absolue insignifiance artistique. Dans le premier, l'image est une fois brièvement et succinctement intitulée comme étant une représentation du Sauveur descendu de la croix, dans la dernière, il est toujours question du cadavre d'un être humain.
Le dualisme entre, d'une part, le corps sacrifiié du Seigneur à vénérer et, d'autre part, le cadavre représenté de manière réaliste et suscitant l’effroi et la pitié, conduit à la thèse centrale de l’athéisme, que les deux protagonistes interprètent à leur tour de manière très différente. Pour le prince, le tableau est susceptible de provoquer à son époque l'apostasie d'un spectateur croyant ; cette pensée qui surgit en lui spontanément le consterne profondément.
Partant de la vérité absolue de l'image, en revanche, Hippolyte extrapole que le cadavre historique du Christ devait avoir une apparence aussi terrible, et relie cela au doute que les disciples et les femmes au tombeau (qui, comme il le note à juste titre, sont absents de la peinture) aient pu croire en sa résurrection. À la vue du tableau, même le Christ aurait refusé d'entrer dans sa Passion – ce qui, en dernière analyse, aurait privé le tableau de son thème et donc empêché sa création.
Comme un miroir concave, la réception de la peinture par Hippolyte se concentre donc sur la pensée radicale et aporétique du jeune homme nihiliste. La réaction du prince Mychkine à ce même exercice artistique, en revanche, découle de l'humanité intuitive avec laquelle Dostoïevski fonde son personnage principal. Et la réponse laconique de Rogojine, qui se tourmente lui-même, préfigure son destin funeste de meurtrier, que le prince accompagnera néanmoins avec une empathie altruiste jusqu'au bout.
Fiodor Dostoïevski : Der Idiot. Roman. Aus dem Russischen von Swetlana Geier, Zurich 1996
Citations de L'Idiot :
— Pour vous, Alexandra Ivanovna, vous avez aussi un très joli et très doux visage, mais peut-être existe-t-il chez vous quelque secrète tristesse. Votre âme est bonne, à n’en pas douter, mais la gaîté en est absente. Il y a dans votre figure une nuance particulière d’expression qui fait songer à la Madone de Holbein à Dresde. (p. 93)
— En vérité, lorsque vous m’avez demandé tout à l’heure un sujet de tableau, l’idée m’est venue de vous proposer celui-ci : peindre le visage d’un condamné au moment où il va être guillotiné, quand il est déjà sur l’échafaud et attend qu’on l’attache à la bascule.
— Le visage ? rien que le visage ? demanda Adélaïda, quel étrange sujet, et quel tableau cela ferait ?
— Je ne sais. Pourquoi ne serait-ce pas un tableau comme les autres ? répliqua le prince avec feu. J’ai vu dernièrement à Bâle une œuvre dans ce genre. Je voudrais bien vous la décrire… Ce sera pour un autre jour… Elle m’a vivement frappé. (p. 77)
Au-dessus de la porte qui donnait dans la chambre voisine se voyait une toile de dimensions assez anormales : elle avait près de deux archines et demi [environ 180 cm] de long sur six verchoks [environ 27 cm] de haut. Cette toile représentait le Sauveur après la Descente de Croix. […]
— Mais c’est une copie de Hans Holbein, fit le prince après avoir examiné le tableau; et, sans être grand connaisseur, je crois pouvoir dire que c’est une excellente copie. J’ai vu l'original à l'étranger et je ne puis l'oublier. […]
— Dis-moi, Lev Nikolaïévitch, […] crois-tu en Dieu, oui ou non ? demanda à brûle-pourpoint Rogojine après avoir fait quelques pas.
— Quelle singulière question et de quel regard tu l’accompagnes ! observa involontairement le prince.
Il y eut un silence.
— Moi, j'aime à contempler ce tableau, murmura Rogojine comme s’il avait oublié sa question.
— Ce tableau ! s’écria le prince sous le coup d’une subite inspiration, ce tableau ! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ?
— Oui, on perd la foi, acquiesça Rogojine d’une manière inattendue. (p. 265 sq.)
Avec quel air sinistre Rogojine lui avait dit tout à l'heure qu’« il était en train de perdre la foi » ! Cet homme doit souffrir affreusement. Il prétend « aimer à regarder le tableau de Holbein » : ce n’est pas qu’il aime à le regarder, mais il en ressent le besoin. […] il veut à tout prix reconquérir la foi qu’il a perdue. Il en éprouve maintenant la nécessité et il en souffre. Oui, croire à quelque chose ! croire en quelqu'un ! Mais quelle œuvre étrange que ce tableau de Holbein ! (p. 281)
« […] et j'étais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, m’avait jeté dans de singulières transes.
« […] c'était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombre endurées même avant le crucifiement ; on y voyait les traces des blessures, des mauvais traitements et des coups qu’Il avait essuyés de ses gardes et de la populace […].
Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la Croix, ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’une pareille vision, que le martyr ressusciterait ? […]
« Or, ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représentât aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuses dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se séparer en proie à une terrible épouvante, bien que chacun d’eux emportât au fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si le Maître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Il le fit? C’est encore une question qui vous vient involontairement à l'esprit quand vous regardez ce tableau. (p. 496 sq.)